Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud : une confession en échange d’une amnistie

Par Sandrine Bavard

En 1994, l’Afrique du Sud est au bord de la guerre civile. Les victimes de 46 ans d’Apartheid ont soif de justice, et parfois de vengeance, mais ce n’est pas la ligne du nouveau président Nelson Mandela. Pour apaiser les esprits, il met en place une Commission de la vérité et de la réconciliation, qui offre un compromis aux criminels : la vérité en échange d’une amnistie.

Le 27 avril 1994 reste pour des millions de Sud-africains le « jour de la liberté », le jour où Nelson Mandela devient le premier président noir élu au suffrage universel, lors des premières élections multiraciales du pays.
Après quatre siècles d’oppression et un demi-siècle d’Apartheid pour les populations noires et métis, le défi est immense pour le nouveau président et son gouvernement : éviter la guerre civile et réussir la transition démocratique.
Nelson Mandela, icône de la lutte contre l’Apartheid, prisonnier pendant 27 ans, n’a pas soif de revanche. Au contraire ! L’inlassable défenseur des Droits de l’Homme veut bâtir une nation « arc-en-ciel », où chacun aura sa place et bénéficiera des mêmes droits. Et pour cela, il n’hésite pas à tendre la main à ses anciens adversaires et aux bénéficiaires de l’Apartheid : « Le pardon libère l’âme, il fait disparaître la peur. C’est pourquoi le pardon est une arme si puissante », dit-il.

Le principe : avouer et pardonner

Mais, pour pardonner, encore faut-il faire toute la lumière sur le passé ! La Commission de la vérité et de la réconciliation, créée en 1995, doit recenser toutes les violations des droits de l’homme, commises depuis le massacre de Sharpeville en 1960 (massacre de 69 personnes par les forces de l’ordre lors d’une manifestation pacifique) jusqu’aux élections de 1994. Le deal ? Les coupables qui confesseront volontairement et publiquement leurs crimes obtiendront en échange une amnistie pleine et entière.
Sinon, ils seront poursuivis devant les tribunaux.

Quelle philosophie ?

C’est sans doute Mgr Desmond Tutu, Prix Nobel de la Paix et figure emblématique de la lutte contre l’Apartheid, porté à la tête de cette commission, qui explique le mieux la philosophie qui présidait au débat : »Je soutiens qu’il existe une autre forme de justice, une justice reconstructive, qui était le fondement de la jurisprudence africaine traditionnelle. Dans ce contexte-là, le but recherché n’est pas le châtiment ; en accord avec le concept d’ubuntu, les préoccupations premières sont la réparation des dégâts, le rétablissement de l’équilibre, la restauration des relations interrompues, la réhabilitation de la victime, mais aussi celle du coupable auquel il faut offrir la possibilité de réintégrer la communauté à laquelle son délit ou son crime ont porté atteinte.1 »

Quels crimes concernés ?

La Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR) avait le pouvoir d’enquêter sur les disparitions, tortures ou homicides infligés à tout individu, dans la mesure où ces crimes étaient de nature politique et commis dans le cadre d’une décision de groupe.
Et ce, quel que soit le camp : les forces vives qui ont œuvré sous l’Apartheid, notamment les forces de l’ordre, armée et police, accusées de moult abus, mais aussi les mouvements de libération nationale, dont le Congrès national africain (ANC) et le parti zoulou Inkhata (IFP), auteurs également de bavures.
Les violations des droits de l’Homme instaurées par le régime de l’Apartheid, comme le déplacement forcé des populations, la spoliation des terres, l’exploitation économique de la main-d’œuvre et le passeport intérieur obligatoire en étaient exclues.

Fonctionnement

La CVR se composait de trois comités, dirigés par une équipe représentative de toutes les tendances politiques du pays, et de toutes les ethnies : le comité des violations des droits de l’homme, le comité de l’amnistie et le comité de réhabilitation et de réparation.
Près de 22 000 victimes ou leurs proches ont été auditionnées à travers tout le pays, leur permettant d’exprimer leurs souffrances et d’être reconnues en tant que victimes.
Elles ont été parfois mises face à leurs bourreaux dans des débats retransmis à la télévision, dans une sorte de grand déballage public : « La publicité des auditions et la présence des médias devaient contribuer aux fonctions thérapeutique et éducative auprès de la société tout entière », souligne Lætitia Bucaille, maître de conférences et chercheuse2.
Pour faire toute la lumière sur le régime de l’Apartheid, les partis politiques, les médias, les médecins, les avocats, les hommes d’affaires, les membres de l’église, ont aussi été entendus.
Au final, le comité de l’amnistie a reçu plus de 7000 demandes, mais seules 1300 furent accordées.

Un sentiment d’injustice

Cette commission, qui a remis son rapport en 1998, n’a pas été exempte de critiques. On lui a d’abord reproché de sacrifier la justice au nom de la réconciliation : la commission n’avait pas le pouvoir de sanctionner les criminels, qui repartaient ainsi les mains libres.
Certains, jusqu’au sommet de l’Etat, ont refusé de livrer des explications, comme les anciens présidents Pieter Botha, Frederik de Klerk ou le ministre Magnus Malan.
Et ceux qui ont été poursuivis devant les tribunaux n’ont pas toujours été condamnés faute de preuves, comme Wouter Basson, surnommé « le docteur la mort », qui aurait tué de nombreux militants anti-apartheid en développant des armes chimiques et bactériologiques pour le compte de l’Etat.
De quoi alimenter le sentiment d’injustice chez les victimes, d’autant que les réparations ont été lentes à venir, ou revues à la baisse, par manque de moyens et de volonté politique.

Une démocratie toujours debout

Mais on ne pourra nier que cette commission a atteint ses deux buts : vérité et réconciliation.
Elle a fait éclater la vérité, montré qu’il y avait eu une violation massive des droits de l’homme sous l’Apartheid, faisant taire d’éventuels négationnistes, et s’accordant sur une histoire commune.
« Les faits n’étant plus niés, il restait aux Sud-Africains à regarder ensemble ce qu’ils avaient fait, à faire mémoire de leurs souffrances communes pour fonder le nouvel Etat sur le refus de la guerre entre soi », écrit Gérard Courtois, agrégé des Universités3.
Même si tous les maux de l’Apartheid ne sont pas résolus, la démocratie tient toujours debout, 20 ans après.
Or, comme le rappelle Desmond Tutu dans la préface du rapport de la Commission : « Si le miracle de la solution négociée n’avait pas eu lieu, nous aurions été plongés dans le bain de sang que tout un chacun prédisait comme la fin inévitable de l’Afrique du Sud. »

1 Il n’y a pas d’avenir sans pardon, de Desmond Tutu

2 www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2007-2-page-313.htm

3 Gérard Courtois, « Le pardon et la « Commission Vérité et Réconciliation » « , Droit et cultures, http://droitcultures.revues.org/1138