Un hymne en cinq langues pour une nation « arc-en-ciel »

Par Sandrine Bavard

L’hymne sud-africain, chanté en cinq langues, symbolise à lui seul la volonté de réconciliation d’un pays déchiré après le régime de l’apartheid.
Il réunit un chant religieux, symbole de lutte pour les populations noires, et un chant patriotique exaltant la grandeur des Africains blancs, les Afrikaners.

Après plus de 40 ans d’apartheid, difficile de fédérer les 35 millions de noirs, les 5 millions de blancs, mais aussi 3 millions de métis et un million d’Indiens, autour d’un hymne fédérateur, qui symbolise une nouvelle nation.
L’Afrique du Sud aurait pu créer un hymne de toutes pièces. Elle a préféré combiner deux hymnes qui tenaient au cœur des uns et des autres, lourds de sens et d’histoire : Die Stem van Suid-Afrika (L’appel de l’Afrique du Sud), chant patriotique des Afrikaners, et Nkosi Sikelel’ iAfrika (Dieu sauve l’Afrique), chant de lutte des populations noires.

Il ne s’agit pas de mettre de l’huile sur le feu, mais de composer une nation « arc-en-ciel », où toutes les communautés cohabitent, comme l’explique Dominique Lanni, dans Naissance d’une nation dans le Journal des Anthropologues1 : « A l’histoire blanche ne se substitue pas l’histoire noire, elle s’y ajoute. Rassemblant les symboles de deux causes, de deux combats, le drapeau et l’hymne célèbrent l’avènement d’une Afrique du Sud nouvelle, attestant de la volonté du gouvernement de faire coexister sur le même territoire, comme ils coexistent sur le même drapeau et dans le même hymne, Noirs et Blancs ».

Nkosi Sikelel’ iAfrika, un chant de résistance en Afrique australe

Nkosi Sikelel’ iAfrika (Dieu Sauve l’Afrique) a été composé en 1897 en xhosa, une langue parlée par une ethnie du même nom, basée majoritairement dans la Province du Cap-Oriental, par Enoch Sontonga.
Ce jeune professeur, qui travaille dans une école missionnaire méthodiste près de Johannesburg, a de nombreux talents : il écrit des poèmes, se passionne pour la photographie, prêche parfois dans son église…
Il est aussi chef de chœur dans son école, ce qui l’amène à composer de nombreuses chansons pour ses élèves, dont la première strophe de Nkosi Sikelel’ iAfrika, qui va connaître un destin exceptionnel.

Ce chant religieux qui demande à Dieu de bénir ses enfants d’Afrique va être enregistré en 1923 à Londres à l’initiative de Solomon Plaatjie, écrivain qui défend les intérêts de la majorité noire face à la minorité blanche jusqu’en Angleterre et membre fondateur d’une organisation qui allait devenir l’African National Congress (ANC).
Deux ans plus tard, Nkosi Sikelel’ iAfrika devient l’hymne du parti. En 1927, le poète, journaliste et historien Samuel E.K Mqhavi apporte sa pierre à l’édifice en ajoutant sept strophes au poème initial.
Cette chanson n’est alors plus seulement chantée dans les églises, mais aussi dans les meetings politiques, jusqu’à devenir un hymne de résistance contre l’apartheid en Afrique du Sud et contre les régimes autoritaires dans toute l’Afrique australe.
Il devient, dans des versions locales, l’hymne de la Zambie, de la Namibie et du Zimbabwe au moment de leur indépendance. Aujourd’hui encore, la version en swahili Mungu ibariki Afrika est l’hymne national de la Tanzanie.

L’appel de l’Afrique du sud, l’hymne des Afrikaners

Dans le même temps, les Afrikaners, les descendants des colons d’origine hollandaise, allemande et française nés en Afrique du Sud, réaffirment leur identité, que ce soit face aux Pays-Bas ou à la Grande-Bretagne.
Cornelis Jacob Langenhoven, né dans la province du Cap-Occidental, est un fervent défenseur de l’identité afrikaner : il milite pour l’apprentissage et la diffusion de la langue afrikaans, dérivée du néerlandais, que ce soit sur les bancs de l’assemblée où il est élu en 1914, ou dans les colonnes de son journal Die Burger.

En 1918, il écrit le poème Die Stem van Suid-Afrika (L’appel de l’Afrique du Sud) qui fait référence à l’esprit pionnier des Afrikaners, et plus particulièrement à ceux qui ont subi le Grand Trek de 1835-1840, l’exode des Boers (terme tombé en désuétude au profit de celui d’Afrikaners) vers le Nord pour échapper à l’impérialisme britannique, sur des chariots tirés par des bœufs.
Cet épisode, que les Afrikaners verront comme un nouvel exode biblique, confortera leur idée d’être le peuple « élu par Dieu ».
Et c’est ce que disent les mots de Langenhoven dans une grande ferveur nationaliste : les enfants de l’Afrique du Sud répondront à l’Appel.
L’hymne, mis en musique par le révérend Marthinus Lourens de Villiers en 1921, est joué officiellement pour la première fois le 31 mai 1928, au côté de l’hymne britannique God Save the King, lorsque le drapeau sud-africain est hissé pour la première fois.
Il va devenir familier aux oreilles des auditeurs de South African Broadcasting Corporation, qui a le monopole des ondes pendant plusieurs décennies, qui clôture ses programmes en diffusant l’hymne anglais et afrikaner.
Die Stem est traduit en anglais en 1952 et devient The Call of South Africa. Il remplace officiellement l’hymne britannique en 1957. A cette époque, le nationalisme des Afrikaners est à son apogée et les lois de l’apartheid se durcissent encore plus.

1994 : la fusion des deux hymnes

On comprend donc pourquoi, 40 ans plus tard, l’ANC, le parti de Nelson Mandela, légalisé en 1990, conteste cet hymne.
L’Afrique du Sud est alors en pleine transition : le gouvernement de Frederik de Klerk abolit les dernières lois de l’apartheid et créé une commission des emblèmes nationaux. Elle préconise de réunir les deux hymnes, en conservant le titre Nkosi Sikelel’ iAfrika, ce qu’accepte le président le 20 avril 1994.

Nelson Mandela, qui arrive au pouvoir 7 jours plus tard, dans les premières élections démocratiques multiraciales du pays, juge toutefois cet hymne beaucoup trop long. Un comité doit donc le raccourcir, en ménageant les susceptibilités des uns et des autres, et apaiser les tensions entre toutes les communautés. Ainsi, le passage en anglais de Die Stem qui dit « Vivons et mourrons pour que la liberté triomphe » a été remplacé par « Vivons et luttons pour que la liberté triomphe », considérant qu’il y avait déjà eu trop de morts et que l’hymne, réconciliateur, devait plutôt exalter l’espoir.

Le nouvel hymne est promulgué en même temps que la constitution définitive en 1997. Il se compose alors de trois strophes de Nkosi Sikelel’ iAfrika en xhosa, zoulou et sotho, et de deux strophes de Die Stem Van Suid Afrika, avec une strophe en afrikaans et une strophe en anglais, soit cinq langues différentes dans un pays qui compte onze langues officielles.

Problème : les Sud-Africains ont beaucoup de mal à chanter cet hymne en entier, car ils ne maîtrisent pas toutes les langues qui le composent. Quand l’Afrique du Sud accueille la Coupe du monde de rugby en 1995, l’équipe des Springboks l’apprend d’une traite pour faire bonne figure, d’autant que Nelson Mandela a fait de cette compétition un enjeu dans la réconciliation des différentes communautés comme le suggère le film Invictus de Clint Eastwood.

Lors de la Coupe du monde de football en 2010, tous les moyens ont été déployés pour faire connaître l’hymne à tous les Sud-africains2 : le gouvernement a édité des brochures pour expliquer le sens des paroles dans toutes les langues et enregistré l’hymne sur des CD, MP3 et même des sonneries de téléphone portable pour que les Sud-africains s’exercent chez eux !

Paroles

(xhosa et zoulou)
Nkosi SikeleliAfrika
Maluphakanyiswu phondo lwayo
Yizwa imithandazo yethu.
Nkosi sikelela
Thina lu sapholwayo.

(sotho)
Morena boloka Sechaba sa heso
O fedise dintwa le matshwenyeho.
O se boloke O se boloke.
SeChaba sa heso.
SeChaba sa.
South Afrika, South Afrika.

(afrikaans)
Uit die blou van onse hemel,
Uit die dieptevan ons see,
Oor ons ewige gebergtes
Waar die kranse antwoord gee.

(anglais)
Sounds the call to come together,
And united we shall stand,
Let us live and strive for freedom
In South Africa, our land.

Traduction

Dieu bénisse l’Afrique
Puisse sa corne s’élever vers les cieux
Que Dieu entende nos prières
Et nous bénisse, nous Ses enfants (d’Afrique)
Que Dieu bénisse notre nation
Et qu’il supprime toute guerre et toute souffrance
Préservez (bis) notre nation
Préservez notre nation sud-africaine, l’Afrique du Sud.
Résonnant depuis nos cieux d’azur
Et nos mers profondes
Au-delà de nos monts éternels
Où rebondit l’écho
L’appel à l’unité retentit
Et c’est unis que nous serons
Vivons et luttons pour que la liberté
Triomphe en Afrique du Sud, notre nation.

 

 

 

 

1 Dominique Lanni, « Naissance d’une nation« , Journal des anthropologues | 1998

2 Notamment pour supporter l’équipe nationale de football, dont les joueurs sont surnommés les Bafana Bafana (soit « les gars, les gars »).

Nkosi Sikelel’ iAfrika, hymne de résistance contre l’Apartheid avec Miriam Makeba, Ladysmith Black Mambazo, et Paul Simon L’actuel hymne sud-africain chanté par les Springboks, l’équipe nationale de rugby