Mbube, ou comment une chanson sud-africaine a connu un destin mondial

L’histoire commence en 1939 en Afrique du Sud. Eric Gallo, un immigrant italien, possède ce qui constitue alors le seul studio d’enregistrement subsaharien : Gallo Record Company.
Il y accueille un auteur-compositeur de 30 ans, Solomon Linda, et son groupe « The Evening Birds » pour graver quelques titres.
Entre deux sessions, Linda improvise une chanson sobrement intitulée « mbube », lion en zoulou.
Peu de paroles1, pas de musique, le titre est interprété a cappella, puis gravé sur une galette de vinyle contre la dérisoire somme de 10 schillings (moins de 2 dollars).

C’est un succès à l’échelle nationale2, et l’histoire aurait pu en rester là.

Elle rebondit aux Etats-Unis dans les années 50, grâce à l’ethnomusicologue Alan Lomax. Il exhume « mbube » et en transmet un enregistrement à Pete Seeger, chanteur de folk music en vogue.
Il déforme quelque peu le refrain, « uyimbube », qui signifie « tu es un lion », pour « wimoweh », qui ne veut rien dire et devient le titre du morceau, joué au banjo.

petite chanson deviendra pop supernova

Personne ne s’en doute encore, mais la chanson vient de commencer une carrière internationale d’une exceptionnelle richesse et longévité, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être considérée comme une « pop supernova » (autrement dit un méga hit planétaire, comme « yesterday » ou « my way »).

Ce sont d’abord, tout au long des années 50, divers groupes qui en donnent tour à tour leur interprétation, faisant grandir sa popularité : The Weavers, Jimmy Dorsey, Yma Sumac, Miriam Makeba, The Kingston Trio …

Puis, en 1961, un groupe dont sans doute personne n’aurait retenu le nom sans cela, The Tokens, reprend « wimoweh ».
Un arrangement doo-wop, des paroles quelque peu mièvres mais bien calibrées3, la chanson devient « the lion sleeps tonight » (le lion dort ce soir).
Numéro 1 au hit parade américain et triomphe mondial dans la foulée, « the lion … » sera ensuite repris un nombre incalculable de fois (environ 160 selon un décompte assez fiable4).

quand le cinéma s’en mêle

C’est Hollywood qui consacrera sa renommée mondiale et transgénérationnelle.
En 1994-1995, « the lion … » figure coup sur coup sur la BO de deux blockbusters, « Le Roi Lion » et « Ace Ventura ».

Si Solomon Linda avait pu se douter de la destinée qu’aurait sa chanson, il aurait peut-être été plus regardant sur la perception des droits qui lui revenaient en tant qu’auteur.
Hormis les 10 schillings de 1939, il n’exigea jamais rien, et mourut dans le dénuement le plus total en 1962.
Ce sont ses descendants qui, au début des années 2000, commencèrent à faire valoir ces droits auprès des artistes et labels ayant utilisé la chanson sans autorisation, générant au passage des profits estimés en millions de dollars (dont quinze pour le seul roi lion de Disney).
Une démarche qui a abouti récemment au versement de sommes restées confidentielles …

Nous vous proposons en écoute (via le lecteur ci-dessous) notre version favorite, que l’on doit à Miriam Makeba, LA voix sud-africaine, militante des droits de l’homme contre l’apartheid, affectueusement surnommée « mama Africa »5, et décédée en 2008.

Mbube

Ceux qui souhaitent retracer l’histoire de la chanson pourront suivre ci-dessous les liens vers les différentes versions du morceau, dans l’ordre chronologique de leur interprétation.

1 Traduction (approximative) des paroles de « mbube », par Solomon Linda
Tous les matins tu nous apportes la bonne fortune
Oui ! la bonne fortune
Lion, tu es un lion, tu es un lion
Il y a longtemps, les gens disaient que tu es un lion, un lion

2 En raison du succès sud-africain de « mbube » (100.000 exemplaires vendus dans les années 40), Solomon Linda est resté attaché à un style musical, l’isicathamiya a cappella, plus tard popularisé (notamment) par le groupe Ladysmith Black Mambazo.

3 Quoique contenant une approximation coupable, puisque George David Weiss, le parolier, situe le lion dans la jungle et non dans la savane (sans doute parce que le mot savannah, comportant une syllabe de plus que le mot jungle, ne permettait pas d’obtenir le bon nombre de pieds dans le vers ?).

4 Parmi les nombreux interprètes, on citera notamment Jimmy Cliff, Brian Eno, R.E.M pour les versions en anglais, et Henri Salvador pour une version française sympathique quoique le sens ait été légèrement détourné (pour Salvador, le lion ne dort plus, il est mort ce soir, quelle tristesse …).

5 Mama Africa est aussi le titre d’une chanson de Chico César sur le quotidien d’une femme afro-brésilienne, à découvrir ici.