Afrique du Sud : le pays où le rugby dépasse les frontières du sport…

Par Sandrine Bavard

L’Afrique du Sud a l’un des plus beaux palmarès du rugby à XV, avec trois victoires en Coupe du monde en 1995, 2007 et 2019.
Sport roi pour la communauté blanche et afrikaner, le rugby a été à la fois le symbole de la ségrégation au temps de l’Apartheid et de la réconciliation sous l’impulsion de Nelson Mandela.

Quand les soldats britanniques importèrent le rugby en Afrique du Sud au XIXe siècle, imaginaient-ils seulement que les Afrikaners leur infligeraient quelques années plus tard et pour longtemps de mémorables déculottées sportives ? Sans doute que non …
Le rugby débarque d’abord au Cap où Canon George Ogilvie, principal du Collège Diocésain de 1861 à 1885, fait découvrir ce jeu à ses élèves.
Les Boers, ces descendants de colons néerlandais, allemands, français, apprécient tellement ce jeu qu’ils fondent des clubs de quartiers dans les grandes villes, à Johannesburg, Le Cap et Pretoria.

Une « seconde religion »

« Le goût du sacrifice, de la discipline, du collectif entrait en résonance avec [leur] culture, pour laquelle le rugby devint ainsi littéralement une seconde religion », explique Julien Migozzi, dans les Cahiers d’Outre-mer1.
Le rugby se structure assez vite avec la création du South African Rugby Board, la fédération de rugby à XV, en 1889.
Mais il manque encore des joueurs pour former une équipe complète. Les Boers jouent alors avec leurs frères ennemis britanniques, même si les tensions entre les deux communautés sont palpables. D’ailleurs, la Seconde Guerre des Boers finit par éclater entre 1899 et 1902 et se solde par la victoire des Britanniques sur les Afrikaners.

Une entrée en fanfare dans la compétition

Les Afrikaners tiennent leur revanche en 1903 sur un terrain de sport où ils battent les Lions britanniques dans une série de matches amicaux.
En test-match, l’équipe d’Afrique du Sud est imbattable… jusqu’en 1956, que ce soit à l’extérieur ou à domicile. Une série interrompue seulement par une autre nation forte du rugby, la Nouvelle-Zélande.

En compétition officielle, l’Afrique du Sud s’illustre également lors d’une première tournée dans l’hémisphère Nord en 1906 : elle remporte 25 matches, en perd deux, et fait un match nul contre l’Angleterre.
C’est aussi lors de cette tournée que l’équipe de rugby sud-africaine se trouve un surnom : les Springboks, en référence à cette gazelle (« bouc sauteur » en afrikaans) qui effectue de grands bonds pour échapper à ses prédateurs …
D’aucuns disent que cette tournée a permis de rapprocher les Boers et les Britanniques, quatre ans seulement après la fin du conflit entre les deux communautés.

Le rugby, un sport fait par et pour les blancs

Que ce soit en cohabitation avec les Britanniques ou plus tard avec une équipe d’Afrikaners exclusivement, le rugby est alors une affaire de… blancs.
En 1948, le Parti national remporte les élections et applique l’Apartheid dans tous les domaines. Le sport est un outil comme les autres pour montrer la supériorité des blancs sur les noirs. Et comment pourrait-il en être autrement puisque les blancs bénéficient des meilleures infrastructures et du meilleur encadrement possible quand les noirs et métis doivent se contenter de jouer sur des terrains vagues dans les townships ?
Qui plus est, le rugby est l’un des socles de l’identité afrikaner, il est donc instrumentalisé par le pouvoir pour exalter le nationalisme des blancs qui chérissent le maillot vert et or des Springboks.

Le boycott international

Cette politique de ségrégation dépasse même les frontières de l’Afrique du Sud pour toucher les noirs des équipes adverses, priés de rester à la maison.
En 1960, comble chez les All Blacks : aucun Maori n’est sélectionné dans l’équipe néo-zélandaise pour la tournée en Afrique du Sud. Une pétition « No Maoris – No Tour » recueille 150 000 signatures, et des Néo-Zélandais défilent dans la rue pour protester.

La pression internationale se fait plus grande encore après le massacre de Sharpeville en 1960, qui fait plus de 60 morts et près de 200 blessés dans un township.
De 1971 à 1991, s’ouvre une période de boycott, l’Australie en tête, même si quelques rencontres internationales ont lieu, souvent accueillies par des vagues de protestation à l’étranger.
Et quand un non-blanc, Errol Tobias, endosse pour la première fois le maillot vert et or en 1981, cela scandalise en Afrique du Sud aussi bien les blancs pour des questions raciales que les noirs qui lui reprochent de cautionner le gouvernement.

Les Springboks redeviennent fréquentables avec l’abolition de l’Apartheid le 30 juin 1991. Au cours de la décennie qui suit, s’ouvrent de nouvelles perspectives pour le rugby sud-africain qui se professionnalise, avec la création du tournoi des Tri-nations (rebaptisé ensuite Rugby Championship) regroupant les meilleures équipes nationales de l’hémisphère sud que sont l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud.
Les Provinces des trois pays se rencontrent également à l’occasion du Super 12 (Super 15 aujourd’hui), sorte de Ligue des Champions où s’affrontent les meilleurs clubs de l’hémisphère sud. Mais l’événement que tout le monde attend, c’est la Coupe du monde en Afrique du Sud en 1995.

La réconciliation

Un homme l’attend tout particulièrement, c’est Nelson Mandela, élu président lors des premières élections démocratiques du pays en 1994. Il voit dans cette compétition une occasion unique de dépasser les tensions raciales et de réconcilier le peuple.
Et pour cela, il mouille le maillot : il rencontre Francois Pienaar, le capitaine de l’équipe des Springboks, il encourage les noirs à soutenir cette équipe qu’ils détestent tant, il demande à l’équipe nationale de rencontrer les populations défavorisées dans les townships.
Une histoire racontée par Clint Eastwood dans le film Invictus.

Le jour de la finale, entre l’Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande, Nelson Mandela arbore fièrement son maillot vert et or et la casquette assortie, et galvanise ses hommes devant les 62 000 spectateurs de l’Ellis Park de Johannesburg.
Portés par tout un stade, par tout un peuple, les Springboks l’emportent face à la Nouvelle-Zélande ultra-favorite. « Ils avaient Mandela avec eux » concèdera plus tard Jonah Lomu, le redoutable ailier des All Blacks, qui confirme le rôle de Mandela en 16e homme.
Quand le président noir remet le trophée au capitaine blanc François Piennar, l’image est belle : c’est celle de la réconciliation, celle de la nation « arc-en-ciel ».

Des quotas pour encourager la mixité

Mais cette victoire et celle de 2007 en Coupe du monde n’ont pas tout réglé : le rugby porte encore les stigmates de la ségrégation, à tel point que la Fédération nationale a imposé des quotas.
La première vague, de 1999 à 2004, concernait des « non-blancs » et a surtout profité aux joueurs métis. Depuis août 2013, les quotas concernent désormais les joueurs noirs, qui doivent être au moins sept, dont cinq titulaires, dans les équipes de la Vodacom Cup, championnat des provinces2.

En rugby, comme ailleurs, la nation arc-en-ciel a encore un long chemin à parcourir vers l’égalité et l’unité.

1 Julien Migozzi, « Le rugby en Afrique du Sud face au défi de transformation : jeu de pouvoir, outil de développement et force symbolique », Les Cahiers d’Outre-Mer, http://com.revues.org/5975

2 http://www.francetvsport.fr/des-quotas-ethniques-en-afrique-du-sud-180209